ALAIN (EMILE CHARTIER) 1868-1951
Voir page 138 de "Les pédagogues dans l'histoire" ed chronique sociale
Sites http://www.etudes-litteraires.com/philo/alain.php TEXTE: L’enfant est comme un étranger L'éléphant, dans Kipling, tire sur sa corde, arrache ses piquets, répond aux appels nocturnes, et court à cette danse des éléphants, cérémonie que nul homme n'a vue. Ensuite ce fidèle ami de l'homme revient dans ses piquets. Ainsi l'enfant exilé de son peuple se tient derrière la fenêtre fermée, écoutant l'appel des enfants. L'enfant tient à sa famille par des liens forts; mais il tient au peuple enfant par des relations qui ne sont pas moins naturelles. En un sens il est moins étranger au milieu des enfants que dans sa famille, où il ne trouve point d'égaux ni de semblables. C'est pourquoi, dès qu'il peut ronger sa corde, il court au jeu, qui est la cérémonie et le culte du peuple enfant. Bonheur plein, alors, d'imiter ses semblables et de percevoir en leurs mouvements l'image de ses propres mouvements. Dans sa famille l'enfant n'est point lui-même; il emprunte tout; il imite ce qui n'est point de son âge; d'où un ennui agité, que l'on connaît mal. Ici l’enfant est comme étranger, parce qu'il n'éprouve ni les sentiments qu'on lui prête, ni ceux qu'il exprime. Ce que l'on veut appeler méchanceté en certains enfants n'est sans doute qu'impatience de ne pouvoir rompre la corde et aller retrouver le peuple enfant. Ce peuple est athée et religieux; il y a des rites et des prières dans les jeux, mais sans aucun dieu extérieur; ce peuple est à lui-même son dieu; il adore ses propres cérémonies et n'adore rien d'autre; c'est le réel âge des religions. Les profanes font scandale s'ils sont spectateurs; encore plus s'ils se mêlent au jeu; l’hypocrite ne peut tromper ceux qui ont la foi. De là des mouvements d'humeur incompréhensibles. J'ai souvenir d'un père indiscret qui voulait jouer aux soldats de plomb avec nous enfants; je voyais clairement qu'il n'y comprenait rien; son propre fils montrait de l'humeur et renversait tout. Les grandes personnes ne doivent jamais jouer avec les enfants; il me semble que le parti le plus sage est d'être poli et réservé avec eux comme on serait avec un peuple étranger. Quand un enfant se trouve séparé des enfants de son âge, il ne joue bien que seul. L'école est donc une chose naturelle. Le peuple enfant s'y retrouve en son unité; et c'est encore une cérémonie que d'apprendre; mais il faut que le maître soit étranger et distant; dès qu'il s'approche et veut faire l'enfant, il y a scandale. Comme si un profane entrait dans une société secrète. Le peuple enfant a des lois sacrées, et il les garde pour lui. Ce lien si fort entre les camarades de jeux attache encore l'homme fait, et le rend aussitôt ami d'une certaine manière avec un autre homme qu'il n'a pas revu depuis vingt ans, et qu'il ne connaît presque point. Propos sur l'éducation page 36-37, 1932 |