- Jean Itard 1775-1838
Voir page 112 de "Les pédagogues dans l'histoire" ed chronique sociale TEXTE/ extrait de « les enfants sauvages » de Lucien malson. p. 143 Collection. 10/18 ON Y TROUVE LES DEUX RAPPORTS QUE JEAN ITARD A FAIT SUR SON ESSAI D'EDUCATION DE L'ENFANT SAUVAGE, Réveiller la sensibilité nerveuse par les stimulants les plus énergiques, et quelquefois par les vives affections de l'âme. ... Plusieurs fois, dans le cours de l'hiver, je l'ai vu, en traversant le jardin des Sourds-Muets, accroupi à demi-nu sur un sol humide, rester ainsi exposé, pendant des heures entières, à un vent frais et pluvieux. Ce n'est pas seulement pour le froid, mais encore pour une vive chaleur que l'organe de la peau et du toucher ne témoignait aucune sensibilité; il lui arrivait journellement quand il était auprès du feu et que les charbons ardents venaient à rouler hors de l'âtre, de les saisir avec les doigts et de les replacer sans trop de précipitation sur des tisons enflammés. On l'a surpris plus d'une fois à la cuisine, enlevant de la même manière des pommes de terre qui cuisaient dans l'eau bouillante; et je puis assurer qu'il avait même en ce temps-là, un épiderme fin et velouté. Je suis parvenu souvent à lui remplir de tabac les cavités extérieures du nez- sans provoquer l'éternuement. Cela suppose qu'il n'existait entre l'organe et l'odorat, très exercé d'ailleurs, et ceux de la respiration et de la vue, aucun de ces rapports sympathiques qui font partie constituante de la sensibilité de nos sens, et qui dans ces cas-ci auraient déterminé l'éternuement ou la sécrétion des larmes. Ce dernier effet était encore moins subordonné aux affections tristes de l'âme; et malgré les contrariétés sans nombre, malgré les mauvais traitements auxquels l'avait exposé, dans les premiers mois, son nouveau genre de vie, jamais je ne l'avais surpris à verser des pleurs. -- L'oreille était de tous les sens celui qui paraissait le plus insensible. On a su cependant que le bruit d'une noix ou de tout autre corps comestible de son goût ne manquait jamais de le faire retourner. Cette observation est des plus vraies, et cependant ce même organe se montrait insensible aux bruits les plus forts et aux explosions des armes à feu. Je tirai près de lui un jour, deux coups de pistolet; le premier parut un peu l'émouvoir, le second ne lui fit pas seulement tourner la tête. Je lui présentai, dit un observateur qui l'a vu à Saint-Sernin, une grande quantité de pommes de terre ; il se réjouit en les voyant, en prit dans ses mains et les jeta au feu. Il les en retira un instant après et les mangea toutes brûlantes. Ainsi, en, faisant abstraction de quelques cas tels que celui-ci, où le défaut d'attention de la part de l'âme pouvait simuler un manque de sensibilité dans l'organe, on trouvait néanmoins que cette propriété nerveuse était singulièrement faible dans la plupart des sens. En conséquence, il entrait dans mon plan de la développer par tous les moyens possibles, et de préparer l'esprit à l'attention en disposant les sens à recevoir des impressions plus vives. Des divers moyens que je mis en usage, l'effet de la chaleur me parut remplir le mieux cette indication. Ce n'était pas assez qu'il fût vêtu, conçu et logé bien chaudement; je lui fis donner tous les jours, et à une très haute température, un bain de deux ou trois heures, pendant lequel on lui administrait avec la même eau des douches fréquentes sur la tête. Je ne remarquai point que la chaleur et la fréquence des bains fussent suivies de cet effet débilitant qu'on leur attribue. J'aurais même désiré que cela arrivât, bien persuadé qu'en pareil cas, la perte des forces musculaires tourne au profit de la sensibilité nerveuse. Au moins si cet effet subséquent n'eut point lieu, le premier ne trompa pas mon attente. Au bout de quelque temps notre jeune sauvage se montrait sensible à l'action du froid, se servait de la main pour reconnaître la température du bain, et refusait d'y entrer quand il n'était que médiocrement chaud. La-même cause lui fit bientôt apprécier l'utilité des vêtements, qu'il n'avait supportés jusque-là qu'avec beaucoup d'impatience. Cette utilité une fois connue, il n'y avait qu'un pas à faire .pour le forcer à s'habiller lui-même. On y parvint au bout de quelques jours, en le laissant chaque matin exposé au froid, à côté de ses habillements, jusqu'à ce qu'il sût lui-même s'en servir. Un expédient à peu près pareil suffit pour lui donner en même temps des habitudes de propreté; au point que la certitude de passer la nuit dans un, lit froid et humide l'accoutuma à se lever pour satisfaire à ses besoins. Je fis joindre à l'administration des bains l'usage des frictions sèches le long de l'épine vertébrale et même des chatouillements dans la région lombaire. Ce dernier moyen, n'était pas un des moins excitants; je me vis même contraint de le proscrire, quand ses effets ne se bornèrent plus à produire des mouvements de joie, mais parurent s'étendre encore aux organes de la génération, et menacer d'une direction fâcheuse les premiers mouvements d'une puberté déjà trop précoce. A ces stimulants divers, je dus joindre encore ceux, non moins excitants, des affections de l'âme. Celles dont il était susceptible à cette époque se réduisaient à deux : la joie et la colère. Je ne provoquais celle-ci qu'à des distances éloignées, pour que l'accès en fût plus violent, et toujours avec une apparence bien évidente de justice. Je remarquais quelquefois alors que dans l'effort de son emportement, son intelligence semblait acquérir une sorte d'extension qui lui fournissait, pour le tirer d'affaire, quelque expédient ingénieux. Une fois que nous voulions lui faire prendre un bain qui n'était encore que médiocrement chaud, et que nos instances réitérées avaient violemment allumé sa colère, voyant que sa gouvernante était peu convaincue par les fréquentes épreuves qu'il faisait lui-même de la fraîcheur de l'eau avec le bout de ses doigts, il se retourna vers elle avec vivacité, se saisit de sa main et la lui plongea dans la baignoire. Que je dise encore un trait de cette nature. Un jour qu'il était dans mon cabinet, assis sur une ottomane, je vins m'asseoir à ses côtés, et placer entre nous une bouteille de Leyde légèrement chargée. Une petite commotion qu'il en avait reçue la veille, lui en avait fait connaître l'effet. A voir l'inquiétude que lui causait l'approche de cet instrument, je crus qu'il allait l'éloigner en le saisissant par le crochet. Il prit un parti plus sage : ce fut de mettre ses mains dans l'ouverture de son gilet, et de se reculer de quelques pouces, de manière que sa cuisse ne touchât plus au revêtement extérieur de la bouteille. Je me rapprochai de nouveau, et la replaçai encore entre nous. Autre mouvement de sa part; autre disposition de la mienne. Ce petit manège continua jusqu'à ce que, rencogné à l'extrémité de l'ottomane, se trouvant borné en arrière par la muraille, en avant par une table, et de mon côté par la fâcheuse machine, il ne lui fut plus possible d'exécuter un seul mouvement. C'est alors que saisissant le moment où j'avançais mon bras pour amener le sien, il m'abaissa très adroitement le poignet -sur le crochet de la bouteille. J'en reçus la décharge. Mais si quelquefois, malgré l'intérêt vif que m'inspirait ce jeune orphelin, je prenais sur moi d'exciter sa colère, je ne laissais passer aucune occasion de lui procurer de la joie : et certes il n'était besoin pour y réussir d'aucun moyen difficile ni coûteux. Un rayon de soleil, reçu sur un miroir réfléchi dans sa chambre et promené sur le plafond; un verre d'eau que l'on faisait tomber goutte à goutte et d'une certaine hauteur, sur le bout de ses doigts, pendant qu'il était dans le bain; alors aussi un peu de lait contenu dans une écuelle de bois que l'on plaçait à l'extrémité de sa baignoire, et que les oscillations de l'eau faisaient dériver peu à peu, au milieu des cris de joie, jusqu'à la portée de ses mains : voilà à peu près tout ce qu'il fallait pour récréer et réjouir souvent jusqu'à l'ivresse, cet enfant de la nature. Tels furent, entre une foule d'autres, les stimulants tant physiques que moraux, avec lesquels je tâchai de développer la sensibilité de ses organes. J'en obtins, après trois mois, un excitement général de toutes les forces sensitives. Alors le toucher se montra sensible à l'impression des corps chauds ou des corps froids, unis ou raboteux, mous ou résistants. Je portais, en ce temps-là, un pantalon de velours sur lequel il semblait prendre plaisir à promener sa main. C'était avec cet organe explorateur qu'il s'assurait presque toujours du degré de cuisson de ses pommes de terre quand, les retirant du pot avec une cuiller, il y appliquait ses doigts à plusieurs reprises, et se décidait, d'après l'état de mollesse ou de résistance qu'elles présentaient, à les manger ou à les rejeter dans l'eau bouillante. Quand on lui donnait un flambeau à allumer avec du papier, il n'attendait pas toujours que le feu eût pris à la mèche, pour rejeter avec précipitation le papier dont la flamme était encore bien éloignée de ses doigts. Anticipation Si on l'excitait à pousser ou à porter un corps, tant soit peu résistant ou pesant, il lui arrivait quelquefois de le laisser là, tout à coup, de regarder le bout de ses doigts qui n'étaient assurément ni meurtris ni blessés, et de poser doucement la main dans l'ouverture de son gilet. L'odorat avait aussi gagné à ce changement. La moindre irritation portée sur cet organe provoquait un éternuement; et je jugeai, par la frayeur dont il fut saisi la première fois que cela arriva, que c'était pour lui une chose nouvelle. Il dut, de suite, se jeter sur son lit. Le raffinement du sens du goût était encore plus marqué. Les aliments dont cet enfant se nourrissait peu de temps après son arrivée à Paris, étaient horriblement dégoûtants. Il les traînait dans tous les coins et les pétrissait avec ses mains, pleines d'ordures. Mais à l'époque dont je parle, il lui arrivait souvent de rejeter avec humeur tout le contenu de son assiette, dès qu'il y tombait quelque substance étrangère; et lorsqu'il avait cassé ses noix sous ses pieds, il les nettoyait avec tous les détails d'une propreté minutieuse. Enfin les maladies, les maladies même, ces témoins irrécusables et fâcheux de la sensibilité prédominante de l'homme civilisé, vinrent attester ici le développement de ce principe de vie. Vers les premiers jours du printemps, notre jeune sauvage eut un violent coryza, et quelques semaines après, deux affections catarrhales presque succédanées." |
Bibliographie :
- Chappey J.L.; "La Société des Observateurs de l'homme (1799-1804). Des anthropologues au temps de Bonaparte"
- Copans Jean et Jamin Jean, Aux origines de l'anthropologie française (Les Mémoires de la Société des Observateurs de l'Homme en l'an VIII), Paris, Le Sycomore, 1978
- Gineste Th., "Victor de l'Aveyron, dernier enfant sauvage, premier enfant fou", Paris, Hachette, col. pluriel, 1993
- Malson J., "Les enfants sauvages", coll. 10/18, 1964
-"Itard inédit", Préface d'A. Brauner; Privat, lieux de l'enfance N°14-15,
- Michelet André; "Les outils de l'enfance" Premier tome, "Itard et le sauvage de l'Aveyron" p.12; Delachaux et Niestlé
Film et vidéo
- Truffaut F.; "L'enfant sauvage", très beau film, respectueux des mémoires d'Itard.
Sites
http://alain.kerlan.pagesperso-orange.fr/HISDOC%2002%20%20ITARD.htm
- Chappey J.L.; "La Société des Observateurs de l'homme (1799-1804). Des anthropologues au temps de Bonaparte"
- Copans Jean et Jamin Jean, Aux origines de l'anthropologie française (Les Mémoires de la Société des Observateurs de l'Homme en l'an VIII), Paris, Le Sycomore, 1978
- Gineste Th., "Victor de l'Aveyron, dernier enfant sauvage, premier enfant fou", Paris, Hachette, col. pluriel, 1993
- Malson J., "Les enfants sauvages", coll. 10/18, 1964
-"Itard inédit", Préface d'A. Brauner; Privat, lieux de l'enfance N°14-15,
- Michelet André; "Les outils de l'enfance" Premier tome, "Itard et le sauvage de l'Aveyron" p.12; Delachaux et Niestlé
Film et vidéo
- Truffaut F.; "L'enfant sauvage", très beau film, respectueux des mémoires d'Itard.
Sites
http://alain.kerlan.pagesperso-orange.fr/HISDOC%2002%20%20ITARD.htm