Le « nez » en chef vient de terminer son nouveau parfum dont il est fier. Cette fois-ci il a créé un parfum plus floral, sans capryliques[1]. Seulement une légère base de cuir. Quelque chose de léger, discret, pour l’été et pour une femme jeune. Il y pense à cette jeune femme monsieur Armand, celle qu’il a rencontré il y a quelques dizaines d’années et qui lui vient à l’esprit lorsqu’il se lance dans une création. Il la voit plus jeune cette fois-ci. Alors qu’il fait partie des quinquagénaires. Ne serait-il pas quelque peu tourmenté par le « démon de midi » ?
Les parfums le font rêver, grâce à eux il va et vient dans ses souvenirs qu’il idéalise. Il se laisse aller à des images très présentes et qui lui échappent à la fois.
Tout ravigoté à l’évocation de l’image de la jeune femme, Monsieur Armand se laisse aller à la note de tête. C’est la plus volatile, celle qui s’impose de suite, qui accroche l’attention, qui séduit et qui a du pouvoir. Celle qui fait que l’on reconnait un parfum. Il suit le chemin avec la note de cœur qui confirme les premières impressions et où le parfum se développe et s’enrichit. Son déploiement satisfait pleinement monsieur Armand, il est aux nues, il jouit…il attend la note de fond, là où le parfum persiste, celle qui s’imprime dans le souvenir. C’est comme un vin long…
Mais que se passe-t-il ? Le parfum s’est modifié il ne donne pas la suite qu’il attend. Monsieur Armand ne reconnait pas sa création qui lui échappe ! Une molécule a pris son indépendance, elle se promène d’une note à l’autre. Il est en train de vivre ce que les « nez » appréhendent : « la molécule baladeuse », suffisante pour modifier un parfum. Elle peut dénaturer l’ensemble des trois mille molécules qui le composent. Ça suffit, c’est comme ça. D’où peut-elle venir, il n’aurait pas bien rincé son éprouvette ? Ce n’est pas possible. Il flaire: c’est bien cela, la fragrance a été modifiée. D’où qu’elle vienne n’a pas d’importance, elle est là. Ses collègues vont sûrement s’en apercevoir. Oh la garce !
Monsieur Armand a perdu son pouvoir, il ne peut plus dominer ses créations, elles lui échappent. Il ne sera plus le meilleur « nez » de l’entreprise, celui que l’on présente comme le chef. Que va-t-il devenir, il ne sait faire que cela. Il a oublié le reste de la vie lorsqu’il créait. C’était sa seule raison de vivre. Que lui reste-t-il ? Vers qui va-t-il se tourner ?
Il lui faudra apprendre à regarder autour de lui…
Bernadette
[1] Acide caprylique, acide CH7H15―CO2H, qui existe à l'état de glycéride dans le beurre de chèvre et dans de nombreuses matières grasses. Utilisé en parfumerie et dans l’industrie des teintures - Larousse