J’ai accompagné quotidiennement 8 garçons âgés de 4 à 8 ans dans une Maison d’Enfant à Caractère Social qui accueille 82 enfants placés par décision de justice ou administrativement. Les enfants ont de 4 à 12 ans répartis sur 7 unités de vie. Les huit garçons dont je m’occupe sont regroupés sur un pavillon excentré de la grande maison. Le choix d’une petite unité permettant de reproduire un fonctionnement plus familial et plus contenant pour les enfants de cet âge. L’équipe est composée de deux éducatrices de jeunes enfants, d’une monitrice éducatrice et d’une éducatrice diplômée en sciences de l’éducation. Ces enfants ont besoins de repères fixes, de reprendre confiance en eux et en l’adulte. Il leur faut donc un cadre rassurant et sécurisant. A mon arrivée les temps du repas étaient compliqués pour beaucoup d’enfants et suscitaient de l’agitation de la part des adultes et des enfants. En voici l’organisation : Au petit déjeuner, les enfants se réveillaient de façon échelonnée et s’attablaient en pyjama. Le menu en images du petit déjeuner était affiché en face des tables, à hauteur d’enfants afin qu’ils puissent en prendre connaissance, puisque tous les enfants n’étaient pas encore entrés dans l’apprentissage de la lecture. A midi, l’éducatrice du matin allait chercher les enfants à l’école primaire et les reconduisait pour 13h30. Seul Yanis -4 ans et demi-, déjeunait à la maternelle. Une autre éducatrice arrivait à midi, elle allait chercher les plats, dressait la table et accompagnait les enfants sur ce temps de repas avec sa collègue. Les enfants arrivaient sur le pavillon, se lavaient les mains et s’installaient autour de trois petites tables selon leur envie, sur des tabourets à hauteur d’adulte. La sortie de table était échelonnée, puis les enfants allaient se brosser les dents et partaient pour l’école. Les plats devaient être ramenés en cuisine pour 13h. Le soir, nous allions chercher les plats en cuisine vers 19h, le souper était servi à 19h15 et devait- être terminé pour 20h afin de ramener les plats dans la maison centrale. Puis, un temps de veillée était instauré jusqu’à 20h30. Au fond de la pièce il y avait un plan de travail avec évier où nous disposons les plats. Deux tables étaient disposées parallèlement à plus d’un mètre l’une de l’autre à droite près du bar qui séparait la cuisine du salon. La troisième leur faisait face à gauche. Ces observations nous donnent une idée du déroulement des repas Il est 12h15 les enfants reviennent de l’école. L’éducatrice sur le pavillon les accueille et leur demande d’aller se laver les mains. Les enfants s’exécutent rapidement puis s’installent à table. Alexandre-7 ans- s’installe toujours à la même place. Basil -5 ans et demi- demande à sa référente de manger avec lui, elle lui répond positivement. Bastien -6 ans- s’installe en face de lui. Je m’installe à une autre table à coté de Julien -7 ans-, en face d’Alexandre à leur demande. Bertrand (7 ans), Sacha (8 ans) et Timéo (6 ans) s’installent a une autre table. Bertrand demande à sa référente si elle peut se mettre à coté de lui. Elle lui répond : « Je veux bien Bertrand mais d’abord je dois servir le plat ». Les deux éducatrices sont debout, l’une sert l’entrée, la deuxième coupe la viande. La première fait le tour des enfants et leur demande à chaque fois la quantité qu’ils veulent. Les enfants commencent à manger et échangent entre eux, se font des grimaces, se menacent, rient. Timéo regarde Sacha puis l’éducatrice : « Non mais t’as vu ce qu’il fait ! » en montrant avec sa main en direction de Sacha. Sacha rétorque : « Ben quoi j’ai rien fait, c’est lui, là », en pointant son doigt vers Basil. La référente de Basil s’approche de lui et le reprend : « Basil ça suffit, laisses Timéo tranquille, et on ne parle pas de table en table. » Les enfants parlent de plus en plus fort. Les deux éducatrices échangent autour du plan de travail, puis au bout d’un moment l’une se retourne : « Non ! il y a trop de bruit ! » Les enfants la regardent et Alexandre tape en rythme dans ses mains en se balançant sur son tabouret, il fait claquer sa langue, bascule sa tête en arrière et recommence. Je dis à Alexandre : « Alexandre tu n’as pas terminé ton assiette ? Tu n’en veux plus ? » Alexandre me regarde, s’arrête et recommence à manger. L’éducatrice est occupée à couper le pain, tandis que la deuxième sert les enfants. Les enfants recommencent à parler de table en table, Basil fait des grimaces aux autres enfants qui lui répondent. Alexandre se lève de table, tape dans ses mains, sautille et fait claquer sa langue. Je demande à Alexandre de se rasseoir. L’éducatrice s’arrête, se met à coté de sa collègue et dit : « il y a trop de bruits ! » Tout le repas va se passer sur le même rythme, les éducatrices iront de table en table avec les plats et ne s’assiéront que pour manger rapidement auprès des enfants, puis toutes les deux se relèveront à chaque fois. Nous sortirons de table et partirons directement pour l’école. Le diner Il est 19h15, les enfants passent à table, certains enfants se bousculent pour s’assoir. Les adultes s’affairent sur le plan de travail et échangent. Les enfants parlent très fort et Yanis se bouche les oreilles. Il me regarde et me dit : « J’ai mal aux oreilles. » Les éducatrices reprennent certains enfants. Yanis verse de l’eau dans son verre et le renverse, l’éducatrice lui dit : « c’est pas vrai, de toute façon on a dit que les brocs d’eau ne doivent plus être à table, vous ne savez pas vous servir correctement. » Yanis se lève de table et va dans le salon. Une éducatrice le ramène et le remet à table, il lui dit : « mais y a trop de bruit ! » L’éducatrice dit : « Bon puisque vous n’arrivez pas à parler doucement, c’est repas silence, tout le monde se tait ! » Nous venons de finir le plat principal. Yanis me glisse tout bas : « je suis fatigué. » L’éducatrice qui a entendu s’adresse à Yanis et lui dit tout haut: « Tu ne comprends pas Yanis c’est repas silence. » Yanis se lève et part en courant dans la chambre en pleurant, il claque la porte. L’éducatrice le ramène et lui dit : « ça suffit tu crois que tu peux sortir quand tu veux de table ?! Tu ne décides pas ». Alexandre se lève et court dans le salon en tapant dans ses mains et en claquant sa langue. La deuxième éducatrice prend Alexandre par la main et lui dit : « Tu veux aller te coucher plus tôt c’est ça ? », elle tire le tabouret et l’assoit dessus : « tu restes là, je te dirai quand tu pourras regagner ta place. » Basil regard Alexandre et lui dit en rigolant : « bien fait Alex ! » Au bout de 5 minutes l’éducatrice lui demande : « tu t’es calmé ? » Alexandre hoche la tête et va se rassoir à sa place. Les enfants n’auront pas la veillée, puisqu’à 20h15 les enfants sortiront tout juste de table. Ils seront repris pendant tout le repas et l’éducatrice annoncera : « puisque c’est comme ça vous n’avez pas de veillée, vous allez vous laver les dents et vous allez vous coucher. » Le coucher sera très compliqué le dernier enfant s’endormira à 22h. Comme nous le voyons le temps du repas est compliqué pour beaucoup d’enfants. Les adultes ne sont pas disponibles auprès des enfants. Ils s’affairent à servir les plats et ne répondent pas aux demandes des enfants qui souhaitent partager ce moment. D’autres enfants bougent beaucoup sur leur tabouret et tous ont besoin de s’exprimer. Le ton monte de la part des adultes et des enfants. Yanis affiche des signes de fatigue. Je remarque beaucoup d’incohérence et de paroles négatives. Comment réduire l'ambiance sonore et le mouvement tout en respectant et en répondant de façon adaptée au besoin de l'enfant pendant ce temps-là? Comment amener un temps agréable, de partage entre enfants et adultes tout en prenant en compte le collectif? Comment entendre et respecter chaque enfant dans son individualité pendant le repas? Comment favoriser l’autonomie de l’enfant à table ? Comment adapter le repas au rythme individuel de chaque enfant ? Je profite d’une réunion d’équipe pour questionner le temps du repas en partant de moi en prenant soin de doser mon intervention et mes mots dans une « communication non violente [1]». Nous évoquons ainsi l’ambiance trop sonore. Mon intervention n’a de sens que si elle trouve une résonnance et une continuité dans l’équipe, aussi je m’emploie à garder un « regard positif » et une écoute « empathique ». L’équipe évoque ses difficultés à se poser, à « contenir » les enfants, ce que je comprends. Je leur dis que pour moi aussi c’est compliqué : « J’ai envie d’aider à préparer les plats aussi, à servir, j’ai l’impression que je vous laisse toutes seules, ça me dérange. » Une éducatrice me répond : « Non tu sers aussi, tu es avec les enfants. » Je leur dis que j’aimerais me sentir plus impliquée, j’aimerais pouvoir assurer aussi le service et leur propose de le faire à tour de rôle afin qu’on puisse toutes profiter des enfants. La communication et la concertation va nous permettre de cheminer afin de mieux accompagner les enfants physiquement et psychiquement. Je leur parle de l’approche picklerienne et de mon expérience en crèche autour du repas. Emmi Pickler parle de l’intérêt du portage psychique, de la disponibilité de l’adulte et de l’accompagnement individualisé au moment du repas. C’est un temps de partage, d’écoute, de joie aussi. Il m’apparaît que l’enfant doit se sentir entendu, reconnu dans un cadre préparé et rassurant qui lui procure une sécurité affective. Les enfants ont besoin de pouvoir échanger entre eux mais aussi avec l’éducateur, librement. Je trouve important de réduire l’agitation afin de satisfaire tous les enfants en garantissant un cadre stable et sécurisant. Nous abordons aussi la notion de jeu, si l’adulte est plus disponible et que le repas se passe bien, le temps à table sera réduit. Je trouve que l’enchaînement « table-école » est rapide, l’enfant a besoin d’un temps nécessaire pour souffler, jouer avant de repartir dans une salle de classe. Je pense aussi qu’en réduisant le mouvement dans une ambiance propice à l’échange, les enfants seront plus disposés à entrer dans le sommeil par la suite, puisque les temps où s’opère une transition sont particulièrement mal supportés. Dès le lendemain, nous testons cette approche qui sera concluante. Cette organisation perdurera et s’encrera dans un repère stable toute l’année. Ainsi il y aura toujours au moins une personne disponible qui accompagne vraiment les enfants. Les éducatrices ne culpabiliseront plus de laisser servir toute seule leur collègue. Nous sommes alors comme le dit Thomas Gordon dans une relation « gagnant, gagnant ». L’enfant est satisfait, nous prévoyons en amont la personne qui va servir et l’ambiance sonore et le mouvement se réduit. L’enfant peut profiter pleinement de ce moment convivial, ce qui participe aussi à sa socialisation. Le repas reste avant tout un moment privilégié d’échange et de communication. Petit à petit d’autres idées seront suggérées par l’équipe. Une éducatrice pensera un planning des veillées hebdomadaire puisque le temps du repas sera réduit et constant et permettra un vrai temps de veillée. Je trouverais intéressant d’accompagner des enfants de façon plus individualisée en fonction de leur préoccupation du moment, de leur âge et de leur développement en prenant en compte là où ils en sont. Ainsi plusieurs fois l’équipe sera d’accord pour accélérer le repas pour Yanis en fonction de son état de fatigue et de son irritabilité. Nous observerons qu’il se montrera plus disponible à se laisser glisser dans le sommeil. Les couchers échelonnés s’inscriront petits à petits dans l’organisation quotidienne. De plus, nous demanderons aux enfants quelques fois de chuchoter, comme un jeu, et les enfants s’y prêteront volontiers ce qui permettra de ne pas lever la voix, mais de moduler l’intensité sonore. Quelques semaines plus tard, je questionnerai en équipe le fait d’avoir des brocs d’eau disponibles à table.[2] « Tout enfant aimera se voir confier une responsabilité sur des périodes de temps limitées. [3]» Si un enfant renverse un verre d’eau il apportera une réparation en épongeant l’eau. Cela favorise aussi son autonomie. Je me suis rendu compte que si on influe sur un temps fort de la vie en collectivité, l’organisation change, s’affine et s’ajuste aux besoins des enfants. Ainsi l’enfant est reconnu en tant que personne pensante, responsable et autonome, la confiance s’instaure. Le temps du repas évoluera d’une façon très positive toute l’année, les enfants serviront même les plats et iront les chercher et les ramèneront en cuisine. Penser un projet individuel c’est aussi y inclure tous les enfants. Il était donc primordial que je repère les individualités et les émotions de chacun afin d’apporter une réponse adaptée dans le collectif. L’ambiance sonore s’est réduite, et le cadre s’est ajusté à l’enfant pour répondre à son besoin. Je note qu’en fonction des enfants et des évènements vécus, certains ont besoin qu’on s’arrête sur ce qu’ils rencontrent et qu’on les accompagne plus que de coutume. Je trouve qu’il est important de prendre des temps individuels lorsque l’on sent que l’enfant a besoin de se recentrer. Je l’invite alors à se saisir de ce que je lui propose et l’observe pour ajuster mon positionnement. Par contre, à mon sens, il est important de ne pas forcer la relation et de savoir s’effacer. Parfois l’enfant se saisira plus tard de notre proposition, il faut savoir l’accepter. Le confort. Nous avons abordé le problème des tabourets avec la chef de service, des chaises « plus contenantes » sont commandées pour l’an prochain. Un mobilier solide, adaptée et confortable contribue à rendre ce temps de repas agréable. L’enfant doit pouvoir s’adosser à son siège tout en posant les pieds au sol. C’est en tenant compte de cela que nous avons mis à disposition une petite table lorsque l’enfant semblait trop agité. Celui-ci doit avoir la possibilité de trouver une assise confortable et sécurisante qui contribue à faire de cette pause alimentaire un temps agréable et ressourçant. Le temps du repas est devenu plus agréable pour les enfants et les adultes, ce qui a permis de renforcer des liens et de favoriser « l’estime de soi ». Ce temps fort de la journée est une occasion de nourrir le jeune enfant sur plusieurs plans : psychomoteur, cognitif et socio-affectif. Cet accompagnement est transposable à tous les structures de la petite enfance. Je trouve qu’un travail éducatif et pédagogique ne peut avoir de sens que s’il s’inscrit en équipe dans une continuité, il permet d’harmoniser les pratiques, de tendre vers une cohérence qui favorise la cohésion et qui est constructive pour l’enfant. La bien-traitance permet de poser des actes de façon adaptés et justes qui ont du sens pour l'enfant. Elle part toujours de l’enfant et permet une cohérence des pratiques qui répond aux besoins spécifiques et singuliers de l’individu, en fonction de son histoire, son environnement, dans un souci de continuité et de constance qui forge notre propre éthique. [1] Rosenberg Marshall les mots sont des fenêtres, La découverte, 2005 [2] Le mieux ce sont des petites cruches en verre [3] Winnicott Donald Jeu et réalité, Edition Gallimard, 1975, p 22 Observations d’une étudiante EJE Sambre . |
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